Une friche parisienne controversée

Article Par: Hugo Martorell (2025 04 04)

🔗 Contexte : Classe > Alimentation > Le banquet des murs à pêches

Les Murs à Pêches représentent une friche d'environ trente cinq hectares divisée en deux secteurs par l'autoroute A86 à Montreuil, juste à l'est de Paris. Aujourd'hui, ce territoire est un laboratoire de pratiques alternatives au carrefour de conflits d'usages entre milieu associatif et culturel, élus, services municipaux, promoteurs immobiliers, habitants et gens du voyage. A partir des travaux de recherche de Damien Deville et à la lumière d'articles de presse, ce texte tisse le fil historique des Murs à Pêches, articule les dynamiques sociales et politiques et resitue cette friche agricole dans son paysage urbain et péri-urbain.

Les Murs à Pêches ont une longue histoire agricole d'intérêt patrimonial. En effet, un vaste système de production horticole, viticole et arboricole s'y installe dès le XVIIè siècle. A son apogée, on estime que dix-sept millions de fruits y sont produits chaque année. Des habitant.e.s avaient alors constaté que les arbres à fruits qui poussaient à l'abri des murets étaient plus sains et vigoureux, parce que les murets favorisaient la conservation de la chaleur. Cette technique s'est ensuite largement répandue. Au début du XXème siècle, des murs de plâtre et de gypse parsèment et subdivisent les trois-quart des neuf-cent-trente hectares de la ville. Les techniques et savoirs empiriques des habitant.e.s en matière de plantation, de taille, d'ébourgement, d'effeuillage et de récolte sont alors particulièrement reconnus. La mixité génétique y est favorisée grâce à un processus de croisement et de sélection qui aboutira à de nouvelles variétés de pêches comme la Belle Beausse, la Bonouvrier, la France, ou encore la Grosse Mignonne, dont plusieurs sont encore disponibles aujourd'hui. Ainsi, les connaissances, l'architecture, les sols agricoles et la diversité variétale font partie intégrante de l'héritage des Murs à Pêches, dans une forme où sont indissolublement mêlées culture et nature.

Le territoire montreuillois n'a pas échappé aux dynamiques urbaines, économiques et démographiques de la capitale : Montreuil s'urbanise, certains secteurs s'industrialisent, et le paysage agricole se fragmente. Paris perd 72% de ses superficies agricoles entre 1970 et 2018. Pendant longtemps, des grandes sections, notamment sur le plateau du Haut-Montreuil, sont laissées à l'abandon. Elles seront occupées par les gens du voyage, ou deviendront des dépotoirs pour les entrepôts avoisinants. En s'urbanisant, la ville se divise en deux secteurs qui reflètent des inégalités sociales plus larges. L'ancien bourg, le Bas-Montreuil, plus proche de Paris et accessible par les transports publics, se gentrifie. Le Haut-Montreuil, situé sur un plateau enclavé, devient le quartier des habitats sociaux. Les chantiers du Grand Paris (projet visant à transformer l'agglomération parisienne en une « grande métropole mondiale du XXIe siècle », afin, selon ses promoteurs, « d'améliorer le cadre de vie des habitants, de corriger les inégalités territoriales et de construire une ville durable ») s'imposent tout autour des Murs à Pêches : travaux de voirie, extension des lignes de tramway et de métro, réhabilitation de logements, construction d'installations sportives...

Dans les années 1990, les habitant.e.s et les associations du quartier manifestent un regain d'intérêt pour les Murs à Pêches. Des initiatives de réappropriation voient le jour, avec un caractère parfois spontané, informel ou éphémère : chantiers participatifs de nettoyage ; distribution d'invendus et de boutures ; activités culturelles, artistiques et militantes, (forum politique, cantine sociale, Land Art, festival de musique...). La convivialité gagne du terrain. Les pratiques de jardinage se diversifient et s'intensifient elles-aussi : échange de boutures, vente de semis, activités éducatives, sensibilisation à l'environnement, compostage, fêtes des récoltes et banquets conviviaux. Une charte d'usage s'élabore autour de l'Assemblée de la prairie , on construit une petite serre, on dresse une grange et un auvent, une micro-ferme florale s'installe... Les Murs à Pêches deviennent un vrai laboratoire d'invention et de pratique des communs.

La Fédération des Murs à Pêches est créée en 2011 pour défendre la friche de l'urbanisation et représenter les intérêts des associations et projets locaux qui la constituent. Elle participe à des négociations avec la mairie dans le cadre de ses projets d'aménagement. Elle élabore une stratégie juridique pour préserver certains secteurs des Murs à Pêches : elle sollicite l'intervention de l'inspecteur des Sites de la Direction régionale de l'Environnement qui identifiera seize hectares de terrains à protéger, parmi lesquels huit et demi seront classés « Sites et Paysages ». Ce succès affermira la motivation des personnes impliquées dans la réappropriation des espaces.

Aujourd'hui, ce sont vingt-huit hectares de friches qui sont protégées avec des orientations d'aménagement claires et des enveloppes budgétaires réservées pour le rétablissement des murs. Un inventaire de la Ville de Montreuil en 2014 comptait vingt-huit parcelles de jardins occupées par une vingtaine d'associations, représentant plus de quatre hectares. Le jardinage et l'agriculture urbaine sont alors en plein essor. Plusieurs régimes fonciers se juxtaposent. La plupart sont des parcelles municipales, louées par des conventions de douze ans aux associations. Dix pour cent de l'emprise foncière du quartier Saint Antoine sont occupés par des jardins partagés et familiaux loués auprès de la Mairie. D'autres parcelles relèvent du domaine privé ; d'autres enfin appartiennent au département, à la région ou à l'Etat.

A partir de 2008, la Mairie de Montreuil exprime une volonté de s'impliquer davantage dans la gestion des Murs à pêches, d'abord avec l'équipe Europe Écologie les Verts, puis avec celle du Front de gauche. La première lancera un projet d'écoquartier avec un pôle « agri-urbain » tandis que la seconde amorcera un Plan local d'Urbanisme Intercommunal. Ces propositions bien intentionnées diviseront les Murs à pêches, opposant les associations à vocation sociale et culturelle et celles qui prônent une agriculture plus productive ; les associations militantes, les riverain.e.s et les élu.e.s... Ces projets seront publiquement dénoncés, voire boycottés, les compromis et les risques étant jugés trop grands, à l'aune notamment de questions écologiques. Selon la Fédération des Murs à Pêches, plusieurs initiatives, dont la Bergerie des Malassis et les jardins des Serres Volantes à Bagnolet, n'ont par le passé pas résisté aux actions de rénovation urbaine1. De plus, l'implication des organismes municipaux se traduit par une volonté de supervision,, laquelle rencontre une vive résistance de la part des usag.er.ère.s. Elle se cristallise notamment autour des enjeux normatifs liés à l'ouverture des lieux au public.Enfin, la cession d'un terrain de deux hectares sur lequel se tiennent une friche industrielle, l'ancienne usine EIF, et des jardins, à Urban Bouygues, l'aménageur urbain de Bouygues immobilier, un promoteur privé, déclenche une mobilisation qui débouchera sur une occupation du site, l'abandon du projet et la mise en place d'un centre social et culturel autogéré.

Pour comprendre l'essor d'une alimentation en commun aux Murs à Pêches, il faut s'intéresser au contexte, et notamment aux politiques locales. Sur le plan municipal, la Ville de Montreuil s'investit publiquement dans le champ de la « démocratie alimentaire », au nom de la transition écologique. A l'image des Projets d'Alimentation Territorialisés (PAT), Montreuil lance un « Mangeons mieux à Montreuil » : ateliers de travail, consultation, sondages et diagnostics préparent des états généraux de l'alimentation où habitant.e.s, élu.e.s, centres sociaux, régies de quartiers, commerçant.e.s et associations se réunissent2. Plusieurs membres de la Fédération des Murs à Pêches y participent. Pour chapeauter ces actions, la Ville se dote d'un conseil communal de l'alimentation et établit une nouvelle délégation « à la démocratie alimentaire ». Sur le plan opérationnel, la Ville gère une cuisine scolaire et priorise les produits biologiques, qui représentent 70% de ses approvisionnements.Par ailleurs, les pratiques de jardinage et d'alimentation en commun des Mûrs à Pêches s'inscrivent dans une mouvance plus large : celle de l'agriculture urbaine et périurbaine. De nombreuses initiatives en témoignent à l'est de Paris. Avec plus d'un millier de parcelles cultivées en jardins familiaux et une riche vie associative ( la Prairie du Canal, Lil'Ô, La Cité Maraîchère, le jardin CasseDalle...), le département de la Seine-Saint-Denis, où se situe Montreuil, se présente comme un champ avancé d'expérimentation dans le domaine.. De plus, des espaces agricoles morcelés subsistent dans le nord-ouest et dans le sud du département. La Ville de Montreuil apporte d'ailleurs son soutien au projet d'agriculture urbaine Carma, à Gonesse, sur les terres agricoles les plus proches du centre-ville de Paris3.

L'intercommunalité est un véhicule à explorer pour faire d'un territoire agricole fragmenté un commun de subsistance relié aux aspirations des habitant.e.s, associations et instances municipales de Montreuil. Dans le département avoisinant du Val-de-Marne l'agriculture subsiste de manière significative. Aujourd'hui, des exploitations biologiques diversifiées, des jardins urbains aux dimensions productives et des fermes éducatives s'installent. Dans le cadre de son Plan d'actions pour une agriculture en transition, le département propose de mobiliser les espaces départementaux que sont la Plaine des Bordes et le Parc des Lilas pour accueillir et développer des démarches alliant production agricole, activités pédagogiques et insertion professionnelle. Des organismes comme l'Île-de-France Nature4, propriétaire de plus de 2,300 hectares de terre, et Terre de Liens, jouent un rôle de maillage et d'accompagnement incontournable pour l'établissement de nouveaux projets agricoles

Le portrait historique, social et géographique des Murs à Pêches permet de replacer cette friche au sein des dynamiques urbaines et agricoles qui traversent son territoire. Il illustre les multiples dimensions de l'alimentation en commun : la transmission et la gestion d'un patrimoine collectif, la défense des droits de la nature, la réappropriation d'espaces à des fins de subsistance et de convivialité sociale, la démocratie participative en contexte municipal... Pour Damien Deville, l'expression de ce territoire comme commun(s) est plutôt illustrée par ses controverses. Non seulement les Murs à Pêches sont au cœur de conflits d'usage, dont plusieurs sont légitimes - comme le verdissement, la culture, le logement, le sport, l'action sociale, le transport public... - mais encore sont-ils traversés par des conflits de nature politique où se conjuguent et se confrontent différents registres de la pratique démocratique -- la représentation, la participation et l'action.

Sources

Clément Boudier, Robert Levesque, Robert Spizzichino. 2022. Le foncier agricole sur le territoire périurbain du Triangle de Gonesse : État des lieux et propositions pour une transition agroécologique. Etude foncière. Groupement CARMA - Coopération pour une Ambition agricole, Rurale et Métropolitaine d'Avenir.

Damien Deville. 2015. Construire un compromis ou compromettre une construction : quelles faisabilités pour un projet agri-urbain pour les Murs à Pêches de Montreuil ? Sciences de l'Homme et Société.

Hajar El Karmouni, Marion Maignan, Melaine Cervera. 2022. COPALIM - Construire un projet alimentaire citoyen sur un territoire urbain : initiatives pour une alimentation durable et accessible à Montreuil. Institut de recherche en gestion - Université Paris Val-de-Marne ; Université Picardie Jules Verne. Laboratoire Criise.

Anna Faucher, Louison Lançon, Adèle Guen.2022. Territoires résilients - Pour un système alimentaire durable et équitable - Paris, France. Let's Food.

Carte de l'Observatoire de l'agriculture urbaine et des jardins partagés.

EcoQuartier Bel Air - Grands Pêchers. Site web. Ekopolis.

Les communaux. Ebauche d'une charte d'usages. Site web

Les murs à pêches. Site web. Fédération des Murs à Pêches.

J.F. Monthel. 2021. Démocratie Alimentaire, top départ ! Le Montreuillois N° 116Du 15 avril au 5 mai 2021. Ville de Montreuil.

La Fédération des Murs à Pêches.2020. À Montreuil, foire d'empoigne autour des Murs à pêches. Tribune in Reporterre. Site web

Seine-Saint Denis Tourisme. « Jardins familiaux ». Site web.

Territoires Bio. Département du Val-de-Marne.

Site web

Ile-de-France Nature. Je souhaite m'installer sur des terres agricoles. Site web.

Partenaires Alimentation


  1. D'autres mobilisations à Gonesse, sur le plateau de Saclay, au Jardin des Vertus ont obtenu plus ou moins de succès. 

  2. Le projet COPALIM a aussi contribué à la concertation avec les acteurs locaux. « Construire un projet alimentaire citoyen sur un territoire urbain : initiatives pour une alimentation durable et accessible à Montreuil. » (2022) 

  3. Le « Triangle de Gonesse » représente 750 hectares dont 400 hectares de terres agricoles ont été sanctuarisées. Ce projet fait suite à une mobilisation citoyenne et associative et l'abandon d'un projet commercial d'envergure. 

  4. Anciennement l'Agence des espaces verts 

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